Information: non aux ghettos culturels de riches !

Le 27 septembre 2010

Pour Cyrille Frank, opter pour un modèle payant comme l'ont fait Mediapart et Arrêt sur images renvoie à une vision élitiste de l'information, qui laisse de côté le citoyen "moyen". Il prône au contraire une approche pragmatique du métier.

Edwy Plenel se félicite du succès récent de Médiapart, consécutif aux révélations de l’affaire Woerth. Le site payant d’information a recruté plus de 5.000 nouveaux abonnés en quelques semaines, se rapprochant très vite du seuil de rentabilité. Belle victoire de la démocratie ? Oui et non…

Dans une interview donnée à FrenchWeb, Edwy Plenel revient sur l’origine de son choix de business fondé entièrement sur l’abonnement. Il arbore le sourire et la bonne humeur de celui qui a eu raison contre tous (“nous étions les seuls au monde”) en défendant un modèle de presse en ligne payant.

Au cours de l’interview, il s’exprime longuement sur ses “amis de Rue89” (à 9:18 mn dans la vidéo), qu’il amoche pourtant assez sérieusement sur le fond.

“Qu’est-ce qui fait la rentabilité de TF1, de RTL et Europe 1, c’est pas l’information, c’est le divertissement. Il peut y avoir de très bonnes rédactions, mais la rentabilité elle est venue de quoi ? La pub, c’est les Grosses Têtes, la pub, c’est la télé-réalité, la pub c’est la Star Academy, c’est pas l’info qui amène la pub.

Donc mon doute sur le pari de mes amis de Rue89, c’est que si ils veulent gagner leur pari qui est une logique d’audience, avec des recettes publicitaires fortes, cela aura une incidence sur leurs pratiques journalistiques. Il faudra qu’ils fassent des papiers plus people, plus superficiels, plus accrocheurs, plus de buzz. Nous on fait des papiers raides, longs, durables, forts, lourds. On ne fait pas que Karachi ou Béttencourt.”

Ce passage est tout à fait éclairant de la philosophie profonde d’Edwy Plenel sur l’information, mais sur la culture et l’éducation en général. Il se situe assez loin de ma manière de concevoir non seulement mon métier de journaliste, mais aussi mon devoir de citoyen.

Plenel a les mains propres mais il n’a pas de mains

J’ai envie de paraphraser Charles Péguy critiquant le rigorisme de l’impératif kantien pour émettre quelques objections au propos du grand Edwy Plenel. Je dis cela sans ironie, j’ai beaucoup d’admiration personnelle pour le journaliste, pour sa rigueur intellectuelle, ses qualités professionnelles, son engagement et son courage.

Péguy critiquait la raideur de Kant qui prétendait qu’un bon citoyen devait obéir coûte que coûte à la loi morale et notamment au principe supérieur de vérité. Ainsi, quand bien même un mensonge pourrait sauver un innocent, il faudrait s’en abstenir pour rester conforme à ce principe supérieur de vérité. D’où l’absence de mains de celui qui abandonne le malheureux à son sort. Discussion philosophique abstraite qui prendra une autre résonance avec la Seconde Guerre mondiale…

Quel rapport avec Plenel ? Ce même rigorisme par rapport au principe de vérité, dans le devoir d’information. Ce respect sacré des faits, du vrai au détriment du reste. Il y a du Kant chez Plenel : une construction mentale impeccable, un véritable système de pensée cohérent et implacable. Et en même temps un certain manque d’humanité, ou en tout cas de psychologie.

Les hommes sont pluriels, la presse aussi

Pour Edwy Plenel, qui est représentatif d’une certaine vision de l’information, le seul rôle de la presse semble être celui d’informer. Je conteste ce point de vue non seulement aujourd’hui mais aussi dans son rapport à l’Histoire que je n’ai pas enseignée mais étudiée avec un grand spécialiste.

Informer, divertir, servir, relier… voilà les quatre principaux besoins auxquels répond la presse depuis l’origine.

Informer avant tout bien sûr, former les opinions éclairées du citoyen votant, cœur de la légitimité démocratique de la presse. Mais s’arrêter à cela, c’est passer à côté de la psychologie humaine.

Le divertissement a toujours été un des motifs forts de lecture et d’achat de la presse. Depuis la relation des événements de la Cour au peuple via la Gazette de Théophraste Renaudot au 17e siècle qui l’amusait beaucoup, jusqu’aux faits divers sanglants qui ont fait le succès de La Presse d’Emile Girardin au 19es. En passant par les mots croisés, rébus, cartoons et autre friandises divertissantes du Monde.

D’ailleurs ce distinguo entre information et divertissement est très délicat. Quand finit l’information et quand commence le divertissement ? On le voit bien aujourd’hui avec une scénarisation de plus en plus forte de l’information politique qui tend à rapprocher la première du second, alors même que la thématique reste “noble”. Raphaëlle Bacqué, avec tout le talent d’écriture qui est le sien en est l’une des plus éminentes représentantes. Qui décide de l’information noble et sur quels critères ? On le sent en filigrane chez Edwy, le seul critère qui vaille est cette capacité à éclairer le choix politique, j’y reviendrai plus loin.

Rendre service : ce sont les informations pratiques, les heures d’ouverture de la crèche, les adresses des services publics, les informations concernant les travaux sur la rocade… Bref, ce qui constitue l’un des plus forts ciment de la presse régionale vis-à-vis de ses lecteurs.

Le lien social, c’est ce prétexte à discussion, cette occasion de débattre, échanger des idées, rencontrer l’altérité dans l’échange et la confrontation d’informations lues dans le canard. Les infos sont en ce sens une sorte de carburant social de premier ordre, remplacé depuis longtemps par la télévision, elle-même concurrencée aujourd’hui par Internet. D’ailleurs Edwy a pour le coup bien intégré cette dimension via sa plateforme communautaire de blogs de Mediapart.

La rentabilité des journaux n’est jamais venue de l’info

Ma conviction est que l’information citoyenne n’ a jamais justifié à elle seule ni la lecture, ni a fortiori l’achat d’un journal. C’est ce “mix produit” des quatre critères évoqués ci-dessus, comme on dit chez les marketeux, qui l’expliquait et l’explique toujours.

Il y a chez Edwy Plenel un biais égocentré dans sa conception de l’information et la culture. Il projette sur la majorité ses propres goûts, alors qu’elle ne représente qu’une conception élitiste. En réussissant à atteindre ses 60.000 abonnés, ce que je lui souhaite, Edwy aura réussi l’incroyable pari, encore plus impressionnant sous cet angle, d’attirer à lui lune bonne partie des élites intellectuelles de France. Je ne parle pas des cadres supérieurs ou chefs d’entreprise, mais plutôt des clercs : professeurs, universitaires, chercheurs, artistes, écrivains… la société de l’intelligence qui représente finalement pas mal de monde dans la mesure où elle englobe l’Éducation nationale, mais n’est qu’une portion minoritaire des Français.

La téléréalité pour la « masse bêlante »

Voilà la grande peur que j’ai avec Mediapart et autre Arrêt sur images : la constitution d’enclaves culturelles privées réservées à une élite sociale, celle ayant un certain niveau socio-culturel initial. À la « masse bêlante », les programmes plus ou moins abêtissants de la Star Ac ou de la télé-réalité décriés ci-dessus.

Non pas que j’en rende Edwy Plenel ou Daniel Schneidermann responsables, naturellement. Les deux défendent un projet de qualité avec passion et j’admire leur ténacité, leur abnégation, leur courage. Mais je m’interroge sur le résultat de pareilles fuites des cerveaux à échelle globale.  Non, le problème est d’ordre politique et économique. Avec un abandon progressif des missions de service publique en particulier l’école, sous l’effet conjugué d’une crise économique, d’une mondialisation dé-régulée et d’une politique nationale clientéliste et injuste.

Mais en se retirant des organes subventionnés par nous autres citoyens, Edwy et Daniel ne nous rendent pas un grand service. Ils augmentent en effet indirectement le prix de l’abonnement en l’absence des aides directes et indirectes (TVA réduite à 2.1%). Et ce n’est pas prêt de changer si j’en crois mon compagnon de tweets et ancien professeur d’économie et sociologie à l’Institut Français de Presse Jean-Marie Charron, compte tenu de la réglementation européenne.

Donc, en quittant le navire pour aller fonder leurs enclaves payantes privées, ils empêchent les petits, les moyennement lettrés ou éduqués de jamais s’y intéresser.

Du rôle pédagogique de la presse

Notre société se tourne de plus en plus vers le divertissement, vers le léger (dont le LOL est une incarnation), vers le plaisir. Pour plein de raisons éducatives, économiques, psychologiques que je détaillerai un autre jour. Mais de fait la société des jeunes lecteurs a changé et modifie de façon très forte le fameux “mix produit” nécessaire pour vendre.

Un peu plus de divertissement et de superficiel que de sens, par rapport à nos aînés, la génération d’Edwy. On peut le déplorer c’est vrai, je ne me réjouis pas de voir des émissions débilitantes envahir complètement nos vies, à commencer par les séries américaines au scénario industriel, programmes d’une pauvreté affligeante qui colonisent tout l’espace culturel de nos médias audiovisuels.

Mais si je suis sûr d’une chose, c’est que la création et le succès économique de Mediapart et Arrêt sur images n’y changera rien. Edwy Plenel semble vraiment croire à la contagion positive de son modèle : « en pariant sur une réussite qui serait chimiquement pure qui aiderait toute la profession, tous les producteurs d’information sur le Net, et qui aiderait profondément le journalisme dans un moment de crise, c’est de montrer qu’on peut arriver en trois ans, à faire un journal indépendant, sans publicité, avec plus d’une trentaine de salariés, qui arrivent à l’équilibre ».

C’est assez naïf. Quand les deux auront fait les fonds de tiroirs des élites intello, il ne restera plus grand nombre de lecteurs cultivés pour se payer la moindre feuille de chou. Et de toute façon le frein est puissant : c’est celui de l’éducation et de l’instruction scolaire.

Moi j’ai une autre méthode qui se résume à cette fameuse phrase : “il faut être dans l’avion pour le détourner”. C’est le principe de la pédagogie : s’adapter à son élève pour le faire progresser. Faut-il adapter Molière en verlan pour intéresser les banlieues ? Et bien soit ! Ce sera moins noble, moins beau, il y aura un peu de dégradation du message initial c’est vrai, mais au moins passera-t-il.

Cela marchera beaucoup mieux et au final le ROI culturel sera là. Je sais que deux écoles de pédagogie s’affrontent là, entre ceux qui ne veulent pas édulcorer le contenu pour maintenir une qualité et égalité des contenus et ceux comme moi, qui estiment qu’il est urgent de mettre en place des approches différenciées, pragmatiques.

Il en va beaucoup plus que de la survie de la presse. Il en va de la cohésion sociale, de l’harmonie démocratique. Pour éviter de creuser encore davantage ce fossé culturel et ce mépris perceptible de ceux qui savent, qui consomment la bonne information, la bonne culture vis-à-vis des millions de “beaufs”. Emballer le sens avec de la sauce plaisir, voilà mon pari à moi. Les lecteurs populaires ne viendront pas tout seuls, il va falloir les chercher. Mais le premier moteur de l’égalité républicaine reste l’institution publique, l’école en particulier. Il ne s’agit pas d’accuser les nouveaux médias qui veulent simplement faire bien leur travail. Juste de les inviter peut-être à tendre davantage l’oreille et la main en direction de ces nouveaux publics qui s’éloignent d’eux, sans comprendre qu’ils passent à côté d’une grande richesse.

Billet initialement publié sur Mediaculture

Image CC Flickr © Ahmed Amir et nicholasjon

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