Du statut Facebook au statut de chômeur

Le 18 juin 2010

Une entreprise a-t-elle raison de licencier ses salariés à cause de discussions tenues sur Facebook ? Retour sur le cas d'une société qui a fait ce choix et sur la notion d'extimité, au coeur des analyses sur les réseaux sociaux.

En mai 2010, comparaissaient la direction d’Alten et deux ex-employés devant les Prud’hommes. Motif ? Ces deux derniers avaient critiqué l’entreprise sur leur page Facebook personnelle et un « ami » (c’est là que le choix de ce mot sur Facebook prend tout son sens, n’est-ce pas ?) les avait dénoncés, non que dis-je, avait répété leurs propos…

Je conviens que c’était assez idiot de leur part. Leur spontanéité les a perdus et ils se sont fait avoir, comme à peu près tout le monde, à savoir mélanger allègrement les vrais amis, les collègues de travail, les potes de maternelle, maman, l’amicale des joggeurs, et j’en passe.

Il faudrait inventer un terme intermédiaire entre sphère privée et sphère publique.

Car un profil Facebook est pile-poil entre les deux. En effet, cet échange privé sur une plateforme publique est exactement la même chose qu’une conversation lors d’un dîner -sauf que c’est de l’écrit et que cela s’imprime sur Internet. Notons qu’un profil Facebook étant en général un peu privatisé, cela peut rarement se fondre dans le référencement d’une boîte. Alors quoi ? Privé ? Public ? En regardant la liste des synonymes de ces deux mots, je retiens d’une part ‘personnel’, et de  l’autre ‘communautaire’. Antinomique, n’est-ce pas ?

Finalement ce ne sera aucun des deux.

Lacan et l’extimité

Lacan, 1969 : l’extimité, notion qui a été ressortie du placard pour analyser la téléréalité, mais qui s’applique impeccablement au réseau social.

Explication : l’extimité, c’est une zone, aux frontières floues entre la vie privée et la vie publique. Serge Tisseron, dans son bouquin « L’intimité Sur-exposée’ l’explique très bien : 

Je propose d’appeler « extimité » le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique.
Ce mouvement est longtemps passé inaperçu bien qu’il soit essentiel à l’être humain. Il consiste dans le désir de communiquer sur son monde intérieur. Mais ce mouvement serait incompréhensible s’il ne s’agissait que « d’exprimer ». Si les gens veulent extérioriser certains éléments de leur vie, c’est pour mieux se les approprier en les intériorisant sur un autre mode grâce aux échanges qu’ils suscitent avec leurs proches.»

L’extimité est en plein essor, les réseaux sociaux en sont la preuve et il va falloir faire avec. Il va falloir inventer. Le monde change, ce n’est pas sale… Dirigeants et employés vont devoir négocier. Je comprends la réaction spontanée de l’entreprise. La mécanique irrespect-sanction a la dent dure. Mais je crains que ça ne soit une erreur à long terme. Et de toute manière, très concrètement, le conseil des Prud’hommes n’a pas su, à ce jour, trancher. Pourquoi ? Précisément à cause de cet entre-deux, ce gouffre à extimité qui s’est créé avec le web. Cela suppose une certaine retenue de la part de l’employé. Et une certaine gestion de ressources humaines de la part de l’entreprise.

Quand j’ai jeté un coup d’œil au référencement d’Alten en pleine tempête, tout était trusté par les actualités. Exemples :  Licenciés pour avoir critiqué leur direction sur Facebook ! , ou Facebook. Licenciés pour avoir critiqué leurs chefs.

Regardons le référencement actuel d’Alten sur Google. Je remarque qu’ils ont bien travaillé et que pas mal de choses ont disparu au profit d’informations générales sur l’entreprise elle-même. De bonne guerre. Mais quid des salariés ?

Une condamnation injuste…

De mon point de vue, je ne vois pas pourquoi les employés seraient condamnés. Finalement, ils n’ont fait qu’assumer leurs propos au lieu de les laisser anonymement. A mon sens, que la justice ait ouvert une brèche est inquiétant. Elle aurait du débouter purement et simplement Alten de sa requête qui est, par définition et à mon sens, irrecevable. Il n’y a pas diffamation. Il y a constat, ou du moins des impressions personnelles, d’une part. D’autre part, l’adresse e-mail paramétrée pour les comptes Facebook incriminés sont des adresses mails personnelles. Ca s’arrête là.

De plus, Alten devrait considérer les choses autrement. Les entreprises aussi.

Au lieu de considérer les espaces communautaires comme un ennemi dangereux face au travail du service communication, pourquoi ne pas s’en servir ? Oui… je sais… Du long terme, pas de l’impact immédiat. D’un, contrecarrer n’est pas compliqué. De deux, cela permet une vision objective du bien le plus précieux (Et oui…) d’une boîte : les humains. (Ne riez pas, au fond, les adeptes du dégraissage, je vous vois).

Pourquoi ? Parce qu’une entreprise sclérosée par une gestion humaine catastrophique, ça nous donne France Telecom. C’est pas la boîte-à-coucou, c’est la boîte à suicides. Et FT va traîner ça longtemps. C’est devenu une blague. Un running gag. Il y aura d’autres dérapages entre employés et entreprises. Ce n’est que le début. D’autres cas vont arriver parce qu’il est impossible de faire sans l’espace communautaire aujourd’hui. Condamner les ex salariés d’Alten revient à tenter de combattre le piratage avec Hadopi. Un sparadrap sur  une plaie béante. Une espèce de trip moyen-âgeux seigneur/serfs. Une illusion.

…et contre-productive

Il ne sert à rien de se battre contre ça, il faut juste regarder les choses autrement. Qu’est-ce qui aurait été malin dans le cas d’Alten ? Convoquer évidemment ces salariés. Les écouter. Ou faire semblant. Deux, trois phrases bien tournées. Il est évident que ça aurait probablement fait le tour de la boîte et dissuadé les prochains de balancer des propos sur leur Facebook. Alten y aurait gagné en image. Pas de sanction. De l’empathie. Eventuellement, se débarrasser en douceur dans l’année des trois lascars. Ou mieux, l’employé culpabilisé devant tant de compréhension, aurait probablement été extrêmement rentable pendant un certain temps.

Au lieu de ça ? Des journaux, des articles sur Internet, Alten devient le symbole de l’entreprise violente, celle à abattre, celle dans laquelle on n’a aucune envie d’aller travailler. Brillant calcul. Tous les postulants regardent aujourd’hui le référencement des entreprises sur Internet. Bravo ! Alten s’est senti menacé dans son pouvoir et a préféré poser une bombe. Une future jurisprudence à son nom éventuellement.

Vers de nouveaux droits ?

Au droit de grève s’ajoute celui de s’exprimer dans un espace dont, si on connaît le début, on ne connaît pas la fin. Comme un chewing-gum collé à ses baskets.  Désagréable, n’est-ce pas ?

Le capitalisme est devenu une forme de terrorisme. A force, pendant des années, de disséquer le comportement humain, il a affuté ses armes, il est devenu redoutablement efficace, il nous fait croire que de la merde, c’est de l’or. Il se roule dans sa toute-puissance, il n’y a que lui comme solution, il est devenu Dieu. Alten a viré ses employés parce qu’elle se tape complètement de l’impact. Parce qu’avec son turn-over, ses arnaques (selon les propos tenus par les employés sur « note ton entreprise »), son management, elle s’est crue la plus forte. Pas tout à fait au-delà de la loi. Juste à côté. Capitaliste jusqu’au bout des ongles. Mais fait comme ces champions de l’offre et de la demande, du libre-échange. Elle court appeler Papa à l’aide quand ça ne va pas. L’Etat.

Elle appelle à l’aide parce que toute cette force d’inertie qu’elle avait su générer chez ses consommateurs, employés, nous les humains, a trouvé un espace de grogne. Un espace d’expression. Où tout va très vite. Elle ne respecte pas ses propres règles, ses dix commandements, ses tables de la loi, le saint principe : la liberté. Elle ne supporte pas une certaine forme de concurrence, finalement. Celle concernant la communication. Un lieu où l’extimité s’épanouit. Comme un défouloir, face aux méthodes de management, pondues par des crétins sur-diplômés au nom de la sacro sainte rentabilité immédiate.

Condamner les ex-employés, donner raison à Alten, c’est implicitement claquer une porte de sortie, fermer une soupape aux nez des gens. Dans une société hyper lissée, où tout le monde essaye de contrôler tout le monde et surtout soi, l’extimité, c’est devenu comme un moyen de respirer à nouveau. Presque une survie. Ce ne serait que justice face à des entreprises, ces championnes de la communication faux-cul, aux services de gestion de ressources bovines (on va pas se leurrer), qui osent nous sortir à présent que la crise est une bonne chose. Ils nous matraquent à longueur de journée. Qu’ils subissent un autre genre de matracage. La parole spontanée diffusée comme une traînée de poudre dans un lieu incontrôlable. Nous serons quittes.

Remerciements à Ulrich Stakov et Mr Olivier Ravard…

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Billet originellement publié sur iZine.

Crédits Photo CC Flickr : Bitzcelt, Bright, Pshab.

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