Toy Story 3, l’homme est un jouet pour l’homme…

Le 25 août 2010

Même s'il s'agit d'un formidable film d'animation doublé d'un excellent divertissement, Toy Story 3 est aussi une allégorie sur la notion d'esclavage, à travers les corps sans vie des jouets.

Ce n’est pas avec plaisir que je vais porter un regard critique sur un film qui est une vraie réussite et témoigne d’un travail de conception et de réalisation particulièrement aboutis, mais la séduction que dégage ce réjouissant programme familial dans l’air du temps se met au service d’une étrange conception de l’homme conçu comme un  jouet dans le regard de celui que Slavoj Zizek ne manquerait pas d’appeler le Sujet Absolu. Et c’est parce qu’au fond ce délicieux programme familial distille aussi bien du plaisir que des idées qu’il me semble intéressant d’en éclairer les soubassements idéologiques qui en font un efficace récit d’initiation à la servilité heureuse de l’homme dans une économie de marché.

Lorsqu’Andy, le petit garçon devenu un fringant jeune homme n’est pas là, ses jouets s’animent, parlent, vivent leur vie personnelle et s’organisent, comme tout ouvrier, ou employé de base qui a fini sa tâche et quitte son rôle pour se consacrer à sa vie de sujet…  Parmi ces jouets qui cessent d’être des objets quand leur propriétaire-employeur s’éloigne d’eux, se trouve un véritable héros, un héros à l’ancienne, un cow-boy, Woody, qui se trouve souvent prendre la direction des opérations et orienter les choix politiques du groupe de jouets composé de toute sorte de différences remarquables par leur capacité à se compléter dans des acrobaties réjouissantes.

Woody, c’est le leader-penseur, le jouet modèle et préféré, qui a toujours un peu de mal à rejoindre le groupe des jouets moins aimés, moins adaptés au milieu, pour les sortir de l’embarras, mais finit toujours par le faire. Il le fait toujours, choisissant l’issue collective, ici rester avec les autres, plutôt que la solution égoïste, ici partir avec Andy à l’université. Cependant, nous verrons que l’objectif de cette union de l’individu performant au groupe ne vise pas une émancipation mais, au contraire, à restaurer une joyeuse soumission au désir de l’autre. En effet, tout héros et tout leader qu’il soit, quand son maître, un enfant qui joue, approche, Woody se couche et se tait, redevient un simple objet de divertissement entre les mains qui font de lui ce qu’elles veulent.

Double projection pour le spectateur

C’est ce passage de l’état de sujet héroïque à l’état d’objet servile qui ne rêve que d’être manipulé, qui m’a interpellé au beau milieu du plaisir que je prenais à ce spectacle. Enfin quoi! Le jouet ne pourrait pas mener son émancipation subjective jusqu’au bout? Il ne pourrait pas se passer de cet enfant et de son désir de jouer avec lui pour continuer de vivre sa vie de sujet loin des mains qui l’asservissent? Je ne pouvais continuer de me voir dans la peau de ce cow-boy en plastique redevenu un gadget de McDo, et qui avait pourtant, auparavant, toutes les qualités dont j’aimerais disposer.

Woody, symbole américain

C’est que le spectateur ne sait pas à qui s’identifier dans ce film, une double projection s’offre à lui… Tantôt il est Woody, comme dans toute aventure cinématographique, il s’identifie au héros plus intelligent, plus fin, plus beau que les autres. Et là il s’agit même d’un cow-boy, le prototype même du héros fondateur de l’héroïsme américain. Tantôt, lorsque son héros tombe raide et reprend sa place d’objet inanimé, se laissant reconquérir par sa matérialité triviale d’objet, le spectateur se retrouve orphelin de son objet d’identification et ne peut que se raccrocher à la figure d’Andy, le seul être humain suffisamment saillant pour recevoir ses projections. Il est au-dessus du héros… et fait la pluie et le beau temps sur le groupe de ses jouets sans que personne ne puisse lui dire quoi que ce soit, il est le seul sujet devant une série dobjets qui lui offrent, chacun, une parcelle de rêve et de plaisir… Changement d’échelle et de monde… A moins de se laisser envahir par le plaisir d’être un objet…

Andy décide de garder ses jouets, les personnages des films précédents, dans un sac poubelle au grenier, sa mère dit “très bien”, il décide de les jeter à la poubelle, elle dit aussi “très bien”, et ce sera aux jouets de se débrouiller pour échapper à la terrible broyeuse du camion-benne. Le jeune homme est un petit roi, il a tout pouvoir sur ses objets. Il part à l’université et décide de n’emmener que Woody, son préféré, il se délocalise et ne trouve plus à employer les autres qui n’arrivent pas, malgré leurs efforts, à lui redonner envie de jouer avec eux. Ils sont au chômage technique et en souffrent et ce sera à Woody de déployer ses talents d’organisateur pour leur trouver un nouvel emploi chez un nouvel enfant après les avoir sauvés des griffes d’un vieux jouet tyrannique qui les avait accueillis et asservis dans une crèche où la mère d’Andy les avait finalement déposés. Il y a ainsi deux types d’employeurs, les gentils comme Andy, auxquels il faut se soumettre et les méchants comme cet autre jouet (un parvenu revanchard) qui a surtout commis l’erreur de croire que son propriétaire l’avait abandonné et en nourrissait une haine tenace, une rage vengeresse de tyran communiste…

Apprentissage de la mortification

Andy, le petit garçon, devenu au fil des épisodes un jeune homme plus sérieux, c’est typiquement ce Sujet Absolu que produit illusoirement une société marchande qui place l’individu dans la position de choisir, en permanence, des objets à consommer, qu’il s’agisse de nourriture, de valeurs symboliques, de produits culturels ou d’autres personnes devenues des objets de plaisir ou de satisfaction narcissique. La grande illusion consiste à substituer à un rapport intersubjectif, plein d’accrocs et de désillusions, un rapport de sujet (c’est toujours soi) à objet (c’est toujours l’autre) tout en ménageant des pauses, des moments où les rôles s’inversent. Ici, c’est la double identification qui opère dans ce registre… Le héros, le cow-boy de notre enfance, celui qui pense et organise, devient un objet dans le champ de l’autre qu’est Andy son sujet absolu. Et le spectateur de s’identifier alors à ce sujet qui traite tous ces personnages qui sont pourtant pour lui, spectateur omniscient, depuis le début du film, bien vivants et bien incarnés, comme de vulgaires pantins inanimés (à sa décharge, Andy ne sait pas que ses jouets parlent et s’animent quand il n’est pas là, mais il doit s’en moquer depuis le temps qu’il aurait pu s’en rendre compte, cela en dit long sur son intérêt pour eux…).

Cette double identification, cet apprentissage de la mortification devant le désir impérieux de l’employeur conjoint à une toute puissance de consommateur, est précisément ce que ce film a de violent et de jouissif pour le spectateur qui peut être à la fois l’objet et le sujet, le héros imbattable (Woody ou Andy) et la victime consentante (un jouet). Il a la possibilité de changer de monde quand la voix de Woody et des jouets s’éteint, d’être en bas, dans le monde prolétarien des jouets que hante la peur d’être relégués et puis en haut, dans le monde des puissants qui usent des autres et surtout, ne savent pas ce qui se passe en bas, l’ignorent et s’en trouvent innocentés.

La finesse du dispositif repose  sur sa perversité même, car c’est l’esclave, celui qui se couche devant le maître, l’enfant qui joue avec lui, qui finalement mène la danse et se joue de l’autorité du maître en obtenant ce qu’il veut sans jamais avoir eu à le demander ou à le revendiquer. Le cow-boy qui renonce à sa subjectivité devant un enfant joueur fait ici figure de masochiste et initie ainsi le spectateur à la condition d’objet du plaisir de l’autre (quand Woody redevient objet) et à la condition de sujet de la jouissance (s’il bascule sur Andy). Chacun manipule l’autre à des degrés différents si bien que chacun semble y trouver son compte. Le patron et l’ouvrier se complètent parfaitement puisque l’un veut dominer sans connaître l’autre et que l’autre veut être dominé tout en le sachant et en l’acceptant plus que volontiers, en en tirant du plaisir. La morale est sauve, et l’ordre social aussi. Les jouets n’ont manipulé l’enfant joueur que pour rester ensemble au service d’un autre enfant et continuer de ressentir le plaisir de se coucher, inertes, devant lui. Ce ne sont pas des révolutionnaires, ce sont des employés reconvertis.

Accepter d’être un objet pour celui qui nous choisit, en attendant de devenir soi-même, un jour, -illusoirement- le sujet absolu qui choisit les autres, tel est peut-être  l’enseignement idéologique que véhicule cette histoire de jouets.

Woody ne parlera jamais à Andy pour lui raconter ses problèmes et enfin, pourquoi pas? Ne plus être son jouet mais jouer avec lui…

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Billet initialement paru sur Culture Visuelle

Crédits image: Flickr CC Happy Batatinha, meddygarnet

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