Nouveaux médias: une nouvelle classe de dominants

Le 5 septembre 2010

Pour Cyrille Frank, Internet et les nouveaux médias ne facilitent en fait pas le partage du pouvoir. Ces nouvelles technologies comme beaucoup avant elles, permettent surtout l’avènement d’une nouvelle classe dirigeante.

LE PEUPLE AU POUVOIR ?

Avec les nouvelles technologies de l’information se répand l’idéologie du peuple au pouvoir : simplification des techniques, baisse des coûts d’entrée… Les nouveaux produits démocratisent la culture et permettent à tous de s’élever socialement, de “reprendre la main”.

C’est un peu l’idée inhérente à l’UGC (User Generated Content). Nous serions passés de l’ère du consommateur passif à celui de l’internaute actif et créateur. Les technologies “libèrent la créativité”, comme quelques publicités et autre best-sellers nous l’assurent.

D’autres plate-formes libèrent la création du plus grand nombre grâce au financement mutualisé de type My major company

De même le consommateur, désormais acteur (“consom’acteurs” disent les marketeux jamais en mal de néologismes fumeux), prend sa revanche sur les marques. Il décide désormais de manière beaucoup plus rationnelle en se fondant sur la recommandation de ses proches (pdf rapport Credoc) plus que sur la publicité.

Les blogs, Twitter et les réseaux sociaux libèrent la parole, décentralisent et démocratisent la discussion, les médias traditionnels en particulier la presse, perdent leur monopole sur l’information. Celle-ci appartient désormais à tout le monde. C’est la fin de l’information descendante et l’avènement au contraire d’une collaboration avec le lecteur dans la fabrication de l’information. Jusqu’à l’irruption d’un journalisme à la demande, où la ligne éditoriale est déterminée par le lecteur lui-même.

Avec Facebook, les PME peuvent se lancer dans le grand bain du e-commerce avec facilité : il leur suffit de monter une page de fan. Plus besoin de développer des usines à gaz, monter des bases de données sur serveurs et maîtriser cinq langages informatiques. Démarches totalement inaccessibles qui les rendaient totalement dépendants de web-agencies plus ou moins sérieuses ou honnêtes.

Le savoir n’a jamais été aussi libre d’accès grâce notamment à Wikipedia, qui malgré ses erreurs, reste un source encyclopédique assez fiable (ou plutôt pas moins mauvaise que d’autres). Les grandes universités fournissent désormais gratuitement en ligne leurs cours en vidéo à l’instar de quelques prestigieuses grandes écoles, telle Yale

Une pléthore de bases documentaires sont en libre accès comme je le décris dans mon billet “nouveaux medias : trop de mémoire ou pas assez ?

L’ARGUMENTAIRE DES VENDEURS DE PELLES

Nouveaux médias : le nouvel eldorado

Dans la ruée vers l’or américaine de la fin du XIXe, sauf exceptions, les seuls qui firent fortune  sont ceux qui vendaient les pelles et les pioches.

Aujourd’hui, face à l’eldorado du web, les “vendeurs de pelles” sont les agences marketing, les consultants, les web-agencies, les fabricants de matériel informatique… tous ceux qui ont intérêt à générer le plus d’investissement dans le secteur, à faire venir un maximum de prospecteurs.

Il s’ensuit un bouillonnement d’activité, d’innovations, d’émulation qui n’est pas que négative, bien au contraire, quand elle n’est pas exagérément risquée

Mais le discours pro-web 2.0 sous-estime bien souvent les risques pour les entreprises. “Entrez dans la discussion, jouez le jeu de la transparence”… Oui, sauf quand les moyens de gestion communautaire ne sont pas là, sauf quand la manière de procéder n’apporte aucune valeur utilisateur. Ouvrir une page de fan Facebook alimentée d’un flux d’infos corporate, c’est comme les “sites vitrines” des années 2000 : cela ne sert à rien si ce n’est enrichir un peu l’agence qui aura vendu le projet (“vous ne pouvez pas vous permettre de ne pas en être”).

En revanche, ouvrir ses produits aux commentaires sans community manager digne de ce nom (et pas un stagiaire qui en sait à peine plus que vous), c’est dangereux. C’est comme appeler des gens au téléphone, sans jamais parler : ça agace.

UN DISCOURS MÉRITOCRATIQUE CULPABILISANT

Avec la simplification des outils, la démocratisation et la gratuité des savoirs disponibles, la baisse des coûts d’entrée… tout semble tellement plus facile que si l’on n’y arrive pas, c’est qu’on ne le veut pas vraiment. C’est cette mythologie de la méritocratie que la sociologue Marie Dullut-Berat décrit pour le domaine scolaire.

Ce discours du “tout est possible” est celui du libéralisme économique et de la droite traditionnelle. Libérez les entraves qui pèsent sur les individus et la société dans son ensemble y gagnera. En plus d’être efficace, ce système est juste car il repose sur le mérite puisqu’il favorise l’accession des plus dynamiques, ceux qui ont la volonté de s’en sortir, ceux qui ont fait l’effort, ceux qui ont pris des risques…

Sauf que cette vision utopiste minore tous les facteurs indirects et néanmoins puissants d’inégalité, tels que le niveau culturel, le capital culturel, les valeurs d’ambition, de confiance du milieu d’origine etc.

On retrouve avec le web 2.0 toute cette utopie dangereuse du possible qui rejette implicitement dans le camp des fainéants ou des inaptes, tous ceux qui ne prennent pas le train de la technologie.

Je me rappelle du cri sincère de Loïc Lemeur, lors d’une réunion de blogueurs en pleine présidentielle 2007, qui, s’adressant à une jeune fille sur-diplômée expliquant sa difficulté à trouver du travail s’écria : “monte ta boîte !”.  Cela lui paraissait évident, voire facile et il ne semblait pas comprendre la réticence de ceux qui hésitent à se lancer. Sans prendre conscience que sa confiance, son assurance à lui, sont le résultat unique d’une éducation de confiance, de réussites accumulées, de rencontres motrices, de chance… sans parler des facilitateurs de parcours comme les grandes écoles (HEC en l’occurrence).

LA CONSTITUTION D’UNE NOUVELLE ÉLITE

Une nouvelle classe dominante

En réalité, les nouvelles technologies consacrent surtout l’avènement d’une nouvelle classe dominante : ceux qui les maîtrisent.

Tout comme les maires du Palais ont remplacé les monarques mérovingiens (les fameux “rois fainéants”), comme la bourgeoisie a remplacé l’aristocratie après la révolution française… Aujourd’hui se construit lentement sous nos yeux une nouvelle classe médiatico-commerciale qui prend le pas sur les héritiers d’une économie vacillante.

Jeunes journalistes 2.0,  communicants et marketeux technophiles, experts et consultants en réseaux sociaux, entrepreneurs du secteur technologique… Tous ceux qui s’adaptent à l’accélération du changement pour non seulement survivre mais  en vivre.

Ce n’est ni juste, ni injuste car l’Histoire est a-morale, contrairement à ce qu’on veut parfois nous faire croire. C’est juste une évolution logique et inéluctable qui crée des crispations du côté de ceux qui refusent ce déplacement de pouvoir car ils se sentent menacés, à juste titre d’ailleurs.

Ainsi par exemple, Erwann Gaucher qui dénonce fort justement dans son article le mépris de certains médias traditionnels vis-à-vis de nouvelles pratiques du journalisme, en l’occurrence le “personal branding”.

Les changements technologiques importants dans l’Histoire sont toujours créateurs de déséquilibres et de bouleversements politico-économiques. La maîtrise du fer a favorisé les tribus sur celles qui pratiquaient le bronze, la technique militaire collective et soudée de la phalange grecque ou de la manipule romaine ont permis la domination de ces deux civilisations, les armes à feu ont permis l’unification du Japon par les clans Nobunaga et Tokugawa, ainsi que la domination coloniale…
Lire à ce sujet l’excellent Culture et carnage.

Aujourd’hui l’arme de domination sociale principale de nos sociétés modernes est l’information. Et à ce jeu là, les classes déjà dominantes, comme toujours, sont les mieux armées. Contrairement au discours technophile utopiste, nous assistons non pas à une démocratisation du pouvoir, mais à un déplacement entre groupes déjà favorisés. Aux lions la carcasse, à la masse des chacals alentour, peut-être quelques miettes du festin.

Crédit photo Flickr: zert., zerozz1080 , Dunechaser

Billet initialement publié sur Mediaculture

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