WikiLeaks, la comédie du pouvoir révélée

Le 30 janvier 2011

En révélant les coulisses diplomatiques, WikiLeaks n'a rien appris. Mais si elle était connue, la machinerie politique est désormais exhibée sur la place publique, rendant son acceptation d'autant plus insupportable.

La lecture de la semaine, il s’agit d’un texte paru dernièrement dans la London Review of Books, texte du philosophe slovène Slavoj Zizek et dont le titre est à lui seul une invitation à la lecture : “Des bonnes manières au temps de WikiLeaks”. Ce texte est très long, je me suis permis de n’en traduire qu’une partie.

Jusqu’ici, l’histoire de WikiLeaks a été présentée comme une lutte entre WikiLeaks et l’empire américain : la publication de documents confidentiels du gouvernement américain est-il un acte de soutien à liberté d’expression, de soutien au droit que les gens ont de savoir, ou un acte terroriste représentant une menace pour la stabilité des relations internationales ? Et si ça n’était pas la bonne question ? Et si la vraie bataille idéologique et politique avait lieu à l’intérieur même de WikiLeaks : entre l’acte radical consistant à publier des documents secrets et la manière dont cet acte a été réinscrit dans le champ idéologico-politique par, entre tous, WikiLeaks lui-même ?

WikiLeaks : l’apologie du modèle conspirationniste ?

Cette réinscription ne concerne pas en premier lieu la compromission entrepreneuriale, c’est-à-dire l’accord passé entre WikiLeaks et les cinq grands journaux auxquels a été concédée l’exclusivité de la publication. Ce qui est bien plus important, c’est le modèle conspirationniste de WikiLeaks : un groupe secret (les bons) attaque les mauvais (le Département d’État américain). Si l’on s’en tient à cette manière de voir les choses, les ennemis sont ces diplomates américains qui dissimulent la vérité, qui manipulent les opinions publiques et humilient leurs alliés dans la poursuite éhontée de leurs propres intérêts. Le “pouvoir” est détenu par ces méchants d’en haut, et il n’est pas conçu comme quelque chose qui irradie tout le corps social et détermine la manière dont nous travaillons, dont nous pensons et consommons.

Ce mode conspirationniste est appuyé par ce qui est en apparence son opposé, à savoir l’appropriation libérale de WikiLeaks en tant que chapitre supplémentaire à la glorieuse histoire de la lutte pour la “liberté de l’information” et “le droit qu’ont les gens de savoir”. Cette perspective réduit WikiLeaks à une forme radicale de journalisme d’investigation. Ici, nous ne sommes pas loin de l’idéologie défendue par des Blockbusters comme Les Hommes du Président ou L’Affaire Pélican, dans lesquels des gens ordinaires découvrent un scandale qui touche jusqu’au président, le forçant à la démission. La corruption y est montrée comme l’apanage des puissants, et l’idéologie de ces films réside dans leur message final : quel beau pays que le nôtre, quand quelques types comme vous et moi peuvent faire tomber le président, l’homme le plus puissant du monde.

L’ultime preuve du pouvoir de l’idéologie dominante est de laisser libre cours à ce qui apparaît comme une critique violente. L’anticapitalisme n’est pas en reste de nos jours. Nous sommes submergés par les critiques des horreurs du capitalisme : des livres, des enquêtes de journalistes, des documentaires télé, qui montrent les entreprises qui polluent sans vergogne l’environnement, les banquiers corrompus qui continuent de recevoir d’énormes bonus pendant que leurs banques sont sauvées par l’argent public, les fabriques de vêtements où des enfants travaillent comme esclaves, etc. Cependant, il y a un problème : ce qui n’est jamais questionné dans ces critiques, c’est l’arrière-fond démocratico-libéral qui sous-tend le combat contre ces excès. Le but (implicite ou explicite) est de démocratiser le capitalisme, d’étendre le contrôle démocratique de l’économie grâce à la pression des médias, des enquêtes parlementaires, des lois, des enquêtes de police ou je ne sais quoi encore. Mais le système institutionnel de l’état démocratique bourgeois n’est jamais remis en question. Il reste sacro-saint, même aux formes les plus radicales de l’éthique anticapitaliste (le forum social mondial, etc.).

Le paradoxe de l’espace public

On ne peut pas regarder WikiLeaks avec ce prisme-là. Il y a depuis le début dans ces actions quelque chose qui va largement au-delà des conceptions libérales de la liberté d’information. Les excès ne sont pas à chercher dans le contenu. La seule surprise dans les révélations de WikiLeaks est qu’elles ne contiennent aucune surprise. N’y avons-nous pas appris exactement ce que nous nous attendions à y apprendre ? Le vrai trouble réside dans le niveau de ces “apparences” : nous ne pouvons plus faire comme si nous ne savions pas ce que tout le monde sait que nous savons. Tel est le paradoxe de l’espace public : même si tout le monde est au courant d’un fait désagréable, le dire en public change tout. L’une des premières mesures prises par le nouveau pouvoir bolchévique en 1918 fut de rendre public le corpus complet de la diplomatie secrète du Tsar, tous les accords secrets, etc. Là encore, la cible était le fonctionnement complet de l’appareil d’État.

Ce que menace WikiLeaks, c’est le fonctionnement même du pouvoir. Les vraies cibles ici n’étaient pas les détails dégueulasses et les individus qui en sont responsables ; pas ceux qui sont au pouvoir, pour le dire autrement, mais le pouvoir lui-même, sa structure en elle-même. Il ne faut pas oublier que le pouvoir comprend non seulement les institutions et leurs lois, mais aussi les manières légitimes de le défier (presse indépendante, ONGs, etc.). Comme l’a dit l’universitaire indien Saroj Giri, WikiLeaks “a défié le pouvoir en défiant les canaux traditionnels de défi du pouvoir et de révélation de la vérité”. Le but des révélations de WikiLeaks n’était pas simplement de mettre dans l’embarras ceux qui sont au pouvoir, mais de nous amener à nous mobiliser pour trouver une manière de faire fonctionner le pouvoir qui nous amènerait au-delà des limites de la démocratie représentative.

Néanmoins, c’est une erreur de penser que révéler l’intégralité de ce qu’on nous a tenu secret nous libérera. La prémisse est fausse. La vérité libère, certes, mais pas cette vérité-là. Bien sûr, on ne peut pas se fier à la façade, aux documents officiels, mais on ne peut pas non plus se fier aux ragots qui sont échangés derrière la façade. L’apparence, le visage public, n’est jamais une simple hypocrisie. E.L. Doctorow a dit un jour que les apparences sont tout ce que nous avons et que nous devrions donc les traiter avec soin. On dit souvent que la vie privée disparaît, que les secrets les plus intimes sont désormais ouverts à la vue de tous. Mais, en réalité, c’est l’inverse : ce qui disparaît, c’est l’espace public, avec la dignité qui l’accompagne. Les cas abondent dans notre vie quotidienne où ne pas tout dire est l’attitude adéquate. Dans Baisers volés, Delphine Seyring explique à son jeune amant la différence entre la politesse et le tact :

Imagine que tu entres par inadvertance dans une salle de bains où une femme est nue sous la douche. La politesse exige que tu fermes vite la porte et que tu dises « Pardon, madame ! » alors que le tact consisterait à fermer rapidement la porte et dire : « Pardon monsieur ! »

Ce n’est que dans le second cas, en donnant l’impression ne pas en avoir vu assez pour statuer sur le sexe de la personne qui est sous la douche, que l’on fait vraiment preuve de tact.

Exemple d’un cas suprême de tact en politique : la rencontre secrète entre Alvaro Cunhal, le leader du parti communiste portugais, et Ernesto Melo Antunes, un membre démocrate du groupe de militaires responsable du coup d’État contre le régime de Salazar en 1974. La situation était extrêmement tendue : d’un côté, le Parti communiste était prêt à lancer la vraie révolution socialiste, en s’emparant des usines et des terres (des armes avaient déjà été distribuées aux gens) ; d’un autre côté, les conservateurs et les libéraux étaient prêts à empêcher la révolution par tous les moyens, y compris l’intervention de l’armée. Antunes et Cunhal ont passé un accord sans le rendre publique : pas un accord à proprement parler – publiquement, ils étaient en total désaccord -, mais ils quittèrent la rencontre en ayant compris que les communistes n’entameraient pas de révolution socialiste, mais qu’ils laisseraient s’établir un état démocratique normal, et que les militaires anti-socialistes n’interdiraient pas le Parti communiste et l’accepteraient comme un élément clé du processus démocratique. Certains considèrent que cette rencontre discrète a sauvé le Portugal de la guerre civile. Et les participants sont restés discrets, même bien plus tard. Voici comment agissent en politique les gentlemen de gauche.

La désintégration des apparences

Mais il y a des moments – des moments de crise du discours hégémonique – où l’on devrait prendre le risque de provoquer la désintégration des apparences. C’est un tel moment que décrit le jeune Marx en 1843. Dans sa Critique de la Philosophie du Droit de Hegel, il diagnostique le déclin de l’ancien régime germanique dans les années 1830 et 1840 comme une répétition grotesque de la chute de l’Ancien Régime français. L’Ancien Régime français était tragique “aussi longtemps qu’il crut et dut croire en ses propres justifications”. Le régime germanique “ne fait qu’imaginer qu’il croit en lui-même et demande au monde d’imaginer la même chose. S’il croyait dans sa propre essence, chercherait-il refuge dans l’hypocrisie et le despotisme ? L’ancien régime d’aujourd’hui n’est que le comédien dans un ordre du monde où les vrais héros sont morts.” Dans une telle situation, la honte est une arme :

La pression exercée actuellement doit se rendre plus pressante encore en y ajoutant la conscience de la pression, la honte doit être rendue plus honteuse en la rendant publique.

C’est précisément là où nous en sommes aujourd’hui : nous sommes face au cynisme sans vergogne d’un ordre global dont les agents se contentent d’imaginer qu’ils croient dans les idées de démocratie, de droits de l’homme et du reste. A travers des actes comme les révélations de WikiLeaks, la honte – la honte que nous concevons à tolérer un tel pouvoir au-dessus de nous – devient plus honteuse, car elle a été rendue publique. Quand les États-Unis interviennent en Irak pour apporter la démocratie et que le résultat est de renforcer le fondamentalisme religieux et de donner plus de poids à l’Iran, ce n’est pas l’erreur tragique d’un agent sincère, mais le cas d’un escroc cynique qui est battu à son propre jeu.

Article initialement publié sur InternetActu

Illustration CC Flickr: Олександр, cliff1066, LWY, Horia Varlan

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