Les crédits carbone: nouveau joujou toxique de la finance

Le 1 février 2011

Le protocole de Kyoto a instauré un système de pollueur-payeur: en émettant des "droits à polluer", le marché devait réguler au mieux les émissions de CO2. Mais la main invisible est parfois bien maladroite.

200 millions d’euros, sans arme, ni haine, ni violence. Juste de très bons hackers. En forçant les registres des marchés, ces cybercriminels de haut vol ont réussi à dérober quelques millions de tonne de « crédits carbone » (droit à polluer) en Autriche, en Grèce, en République tchèque, en Pologne et en Estonie pour les revendre dans la foulée sur les marchés « spot », où les valeurs sont échangées à grande vitesse. Une fuite qui a obligé la Commission européenne à suspendre les cotations dès le mercredi 19 janvier, quand le casse a été constaté.

Pourtant, au départ, l’idée était présentée comme la panacée du libéralisme : pour freiner la pollution à tout va, le protocole de Kyoto instaurait un système de pollueur-payeur où les « tonnes de CO2 » rejetées dans l’atmosphère devaient être achetées, le nombre total de tickets distribués étant évalué selon des objectifs mondiaux. Les moins polluants des pays ou des entreprises pourraient revendre les « crédits carbone » excédentaires à ceux en ayant besoin. Un scénario merveilleux… s’il n’était pas immédiatement tombé dans les travers de la finance.

Vente « d’air chaud » et titrisation de la pollution

Dès leur distribution, les crédits ont fait l’objet de transactions financières douteuses. En mars 2010, certaines entreprises hongroises ont ainsi vendu des crédits déjà utilisés sur les marchés, de « l’air chaud » dans le jargon : 800 tonnes de crédits carbones « déjà rejetés » par des sociétés basées en Hongrie ont ainsi trouvé preneur hors de l’Union européenne. Un détournement du système qui aura autorisé le rejet de 1600 tonnes de CO2 au lieu de la moitié !

Quant au roi de l’acier, Lakshmi Mittal, c’est par un mauvais calcul des autorités européennes qu’il s’est vu octroyer un surplus de droit à polluer pour ArcelorMittal : cette erreur de la banque de carbone en sa faveur pourrait lui rapporter la bagatelle d’un milliard de livre sterling ! Pas de surprise chez Les amis de la Terre. Selon un rapport publié en 2009 par l’ONG, les crédits carbones ont depuis longtemps quitté l’escarcelle des entreprises pour tomber dans les mains des banques et autres fonds de gestion :

Les marchés carbone n’ont pas permis les réductions d’émissions de gaz à effet de serre promises. Pire, ils sont largement basés sur des mécanismes de compensations des émissions des pays riches dans les pays pauvres. Ces mécanismes sont les plus risqués et mettent sur le marché une partie de crédits carbone fictifs. L’amplification du phénomène pourrait conduire à l’effondrement du prix du carbone.

Secteur de placement comme un autre, il fait l’objet d’investissements de la part des grandes banques pour assurer leur expertise : en juin 2009, Barclays Capital déboursait quelques 120 millions d’euros pour racheter Tricorona, spécialiste suédois du développement et du courtage en crédits carbones. Pas sûr que les transactions réalisées par ces acteurs du marché du carbone contribuent à la modération des rejets de gaz à effet de serre.

Les mêmes causes produisent les mêmes effets

Et encore, il ne s’agit là que de la partie émergée de l’iceberg. Dès la mise en place des marchés carbone en 2005, des produits « structurés » (des produits financiers dont la valeur dépend des évolutions des actions) avaient été créés à partir des crédits carbone. Portant sur les marchés « à terme », ils permettaient de spéculer sur l’obtention de crédits carbone. Selon le rapport de Michel Prada, inspecteur général des finances honoraire, la chute de Lehman Brothers a freiné la création de « produits toxiques » misant sur la pollution… mais pas empêché la production d’autres dérivés pas forcément plus sains.

La période récente a témoigné d’une financiarisation accrue du marché du CO2. Le développement de produits financiers structuré a débuté, avec, par exemple, l’apparition de produits structurés, de type Collateralized Debt Obligation, permettant de « titriser » des portefeuilles de projets développés dans le cadre du Mécanisme de Développement Propre, présentant des niveaux de validation par le bureau international des Nations Unies: ce type de produits peut poser des problèmes de valorisation des risques [...] Il est cependant manifeste que ce sujet n’est pas spécifique au marché du CO2 et doit être appréhender dans le contexte plus général de réflexion internationale sur le meilleur encadrement des opérations de titrisation.

Le constat n’est guère rassurant : le marché des droits à polluer n’est plus là pour « encadrer » la pollution, il est devenu une extension du domaine de la finance.

L’idée n’a pas échappé à la criminalité organisée: en utilisant la méthode du « carrousel », des acheteurs anonymes récupéraient des tonnes de CO2 hors taxe avant de les faire « tourner » dans des pays européens et de les vendre, renchéries par la TVA, dans un pays où elles s’appliquaient, empochant la différence. Selon Europol, le trafic aurait rapporté 5 milliards d’euros aux fraudeurs entre 2008 et 2009, dont 1,4 milliards aux frais du contribuable français. De quoi motiver Christine Lagarde pour commander un rapport d’audit sur l’efficacité du marché des crédits carbone. La manne a attisé les intérêts des réseaux criminels au point de faire tomber quelques têtes de la « jewish connection », où des courtiers en gaz à effet de serre ont vu leurs carrières stoppées à coup de flingue, comme le révélait une enquête de Frédéric Ploquin parue dans Marianne le 15 janvier dernier.

Sans arme, ni haine, ni débat démocratique, le marché du carbone a mis un prix sur la qualité de l’air. Or, au lieu de responsabiliser les acteurs du marché, elle n’a fait que stimuler les mécanismes de transmission néolibéraux de la profitabilité : création de produits dérivés, multiplications des intermédiaires… et déresponsabilisation des acteurs politiques ! Paradoxe ultime: les entreprises coupables de pollution, celles qui auraient du se serrer la ceinture, sont désormais celles qui spéculent et bénéficient financièrement de l’émission de crédits carbone. Une nouvelle preuve de l’impuissance des régulateurs à exiger quoique ce soit des entreprises, comme le soulignait Aurélien Bernier dans son ouvrage Le climat otage de la finance. Reste à savoir si les responsables politiques accepteront de revenir sur ces faux engagements écologiques, histoire de fermer cette usine à crise avant qu’elle ne surchauffe.

Photo : FlickR CC Nathan Eal Photography ; PertpetualTourist2000 ; **Mary**.

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