Twitter vend vos 140 caractères

Le 7 mars 2012

Twitter permet la vente des messages partagés par ses utilisateurs. En autorisant des sociétés privées à les exploiter, l'entreprise pose la question du statut juridique de nos tweets. Un imbroglio juridique éclairci ici.

La semaine dernière, tombait cette nouvelle consternante que le chant des oiseaux pouvait être approprié par le  biais du droit d’auteur… Hasard ou coïncidence, nous apprenions également que Twitter avait vendu pour plus de 250 millions de dollars nos “gazouillis”. Les messages échangés sur le réseau social  ont en effet été cédés  à deux compagnies anglaises, Gnip et Datasift, qui pourront exploiter les tweets archivés depuis deux ans.

En vertu de cet accord, ces sociétés pourront accéder  non seulement aux textes des tweets, mais également aux autres données liées aux micromessages, afin de produire des analyses poussées. Ce datamining devrait permettre à des marques de déceler à partir des données sociales des tendances quant aux comportements et préférences de leurs clients.

Bien que l’accord ne porte que sur les tweets publiés, à l’exclusion des messages privés et des tweets supprimés, de nombreuses protestations ont fusé, notamment aux États-Unis, au nom des dangers en matière d’atteinte à la vie privée que ce type d’arrangements comporte. L’infographie ci-dessous montre bien le grand nombre d’informations personnelles qu’un simple tweet peut contenir :

Map of a Twitter Status Object. Par Raffi Krikorian.

D’autres critiques ont pointé le fait que les utilisateurs de Twitter pouvaient se prévaloir d’un droit de propriété intellectuelle sur leurs timelines, qui aurait été bafoué par cet acte de vente. Cette question est cependant complexe à trancher, car il est loin d’être certain que nos tweets soient suffisamment originaux pour constituer des “Å“uvres de l’esprit“, protégeables par le droit d’auteur.

La vente de ses archives s’inscrit pour Twitter dans la quête d’un modèle économique viable, qui s’est toujours avérée problématique. Néanmoins pour qu’il y ait vente, encore faut-il que Twitter puisse se prévaloir d’un titre de propriété sur les contenus produits par ses utilisateurs. De ce point de vue, il est intéressant de se plonger dans le passé, car l’évolution des conditions générales d’utilisation du site (CGU) montre que cette vente a été préparée depuis plusieurs années, par de subtils glissements de clauses contractuelles.

Petite archéologie des CGU de Twitter

Les conditions d’utilisation de Twitter ont changé plusieurs fois dans le temps et l’on trouve sur cette page du site un historique des différentes versions, qu’il est intéressant de comparer.

A l’origine en effet, depuis sa création en 2006 jusqu’en 2009, Twitter s’affichait comme un des réseaux les plus “loyaux” vis-à-vis de ses utilisateurs et se distinguait de ce point de vue nettement d’un Facebook, qui s’est toujours montré  agressif dans l’appropriation des contenus de ses usagers.

La première version des CGU du site affichait fièrement la devise “Ce qui est vôtre est vôtre” :

Copyright (Ce qui est Vôtre est Vôtre)

1. Nous ne revendiquons aucun droit de propriété intellectuelle sur le contenu que vous fournissez au service Twitter. Votre profil, ainsi que le contenu que vous avez envoyés reste les vôtres. Vous pouvez supprimer votre profil à tout moment en supprimant votre compte. Cette action supprimera également n’importe quel texte et image que vous avez enregistré dans le système.

2. Nous encourageons les utilisateurs à faire partager leurs créations dans le domaine public ou d’envisager la licence progressive.


Ces engagements de Twitter étaient très forts et se rapprochaient assez sensiblement de ceux du Bill of Rights du réseau social alternatif Diaspora par exemple, qui a mis le respect des droits de ses utilisateurs au centre de son fonctionnement :

7. Control: We will work toward enabling users to own and control their data and won’t facilitate sharing their data unless they agree first.

Par ailleurs, le fait d’inciter les usagers à placer les contenus créés dans le domaine public ou sous une licence libre rapprochait Twitter de médias sociaux comme Wikipedia ou Flickr, qui favorisent la constitution de biens communs informationnels.

Cependant, il existait une faille de taille dans la “loyauté” de ces conditions d’utilisation, dans la mesure où Twitter ne s’engageait nullement à leur maintien pour l’avenir :

Nous nous réservons le droit de modifier les présentes Conditions d’Utilisation à tout moment. Si les modifications constituent un changement important des conditions d’utilisation, nous vous notifierons par courrier électronique ou non, suivant les paramètres que vous avez choisis pour votre compte. Ce qui constitue un “changement important” sera déterminé à notre seule discrétion, en toute bonne foi suivant notre bon sens et notre jugement.

Finalement en 2009, alors que la pression du modèle économique devenait de plus en plus pressante, Twitter décida de faire jouer cette clause afin de produire une deuxième version de ses CGU, tout en paraissant rester fidèle à son engagement “Ce qui est à vous est à vous“.

Vos droits

L’utilisateur conserve ses droits sur tout Contenu qu’il soumet, publie ou affiche sur ou par l’intermédiaire des Services. En soumettant, publiant ou affichant un Contenu sur ou par le biais des Services, l’utilisateur accorde à Twitter une licence mondiale non exclusive, libre de redevance avec le droit de sous-licencier, utiliser, copier, reproduire, traiter, adapter, modifier, publier, transmettre, afficher et distribuer le Contenu à tous les médias ou à toutes les méthodes de distribution (connues à présent ou développées ultérieurement).

Cette licence nous autorise à rendre vos tweets publics pour tous et autorise les autres utilisateurs à faire de même. Mais, ce qui est à vous est à vous - le contenu des tweets est le vôtre.

L’utilisateur convient que cette licence accorde le droit à Twitter de mettre le Contenu à la disposition d’autres sociétés, organisations ou individus qui travaillent en partenariat avec Twitter pour la syndication, la diffusion, la distribution ou la publication d’un tel Contenu sur d’autres supports et services, soumis à nos termes et conditions d’utilisation du Contenu.

La lecture des passages en gras laisse une désagréable sensation de contradiction, car si “ce qui est à nous est nous“, les contenus sont également à Twitter, ainsi qu’aux sociétés partenaires avec lesquelles il fait affaire. C’est exactement ce qui vient de se produire avec Datasift et Gnip, à qui Twitter a revendu les tweets sur la base de cette “licence mondiale sous-licenciable” que lui accordent ses usagers. Ce régime assez troublant de “propriétés parallèles” sur les contenus se retrouve en réalité sur la plupart des réseaux et médias sociaux aujourd’hui.

Conflits de co-propriété sur les contenus de Twitter

A vrai dire, si l’on se plonge un peu dans le passé, Twitter a déjà fait l’objet de tensions quant à la propriété de son contenu, qui résultent en grande partie de ce régime de propriétés superposées.

Une première polémique avait en effet éclaté en 2010 aux États-Unis lorsque Twitter avait conclu un accord avec la Bibliothèque du Congrès pour le dépôt et la conservation de ses archives. Au nom de la protection de la vie privée, beaucoup de protestations s’étaient élevées, invoquant un manquement de la part de Twitter aux obligations le liant à ses usagers.

Bien que Twitter dispose d’une licence sur ses contenus, certains estimaient que les usagers pouvaient vouloir faire disparaître certains tweets et que cette décision devait entraîner une suppression de l’archive de la Bibliothèque du Congrès. Du fait de ces complications, il aura fallu plus d’un an et demi à la Bibliothèque du Congrès pour ouvrir effectivement ce service aux chercheurs, dans des conditions très contrôlées.

Étrangement, dans le même temps, Twitter avait annoncé un partenariat avec Google pour permettre au moteur de recherche d’indexer ses archives et de proposer en ligne un service appelé Google Replay, qui s’avérait finalement assez proche du service proposé aujourd’hui par Datasift ou Gnip. Cette fonctionnalité avait même été  intégrée un temps aux onglets de Google,  à l’instar de  Google Images ou Googles Actualités. Mais avec l’arrivée de Google +, le réseau social du géant californien,  des tensions entre les deux firmes ont conduit fin 2011 à la rupture de ce partenariat, ce qui a laissé à Twitter le champ libre pour une revente de ses archives à d’autres sociétés.

Par ailleurs, d’autres tensions sont apparues à propos de la propriété des contenus de Twitter et notamment des images échangées via des applications tierces, comme Twitpic ou Yfrog. Une affaire avait par exemple éclaté lorsque l’AFP avait repris et exploité sans autorisation une photo prise par un reporter lors du tremblement de terre à Haïti en 2010 et échangée sur l’instant sur Twitter, via l’application Twitpic.

L’agence, qui soutenait que les contenus rendus publics sur le réseau devenaient “libres de droits”, avait finalement été sévèrement condamnée par un tribunal de New York, qui avait reconnu au contraire que les usagers de Twitpic restaient propriétaires des contenus partagés. Un peu plus tard, lors des émeutes de l’été 2011 en Angleterre, la BBC revendiqua elle-aussi le droit d’utiliser librement les photographies publiées sur Twitter, sur la base du fait que leur circulation sur le réseau les faisait appartenir au “domaine public”. Devant la tornade de protestations déclenchée par ses propos, la chaîne anglaise avait été forcée de s’excuser et de modifier sa position.

Les conflits de copropriété des contenus peuvent également survenir entre utilisateurs de Twitter. En 2011 par exemple, les Inrocks se faisaient l’écho d’utilisateurs spécialisés dans l’humour sur Twitter se plaignant que certains de leurs bons mots soient repris par les médias traditionnels, par exemple comme titres d’articles,  ou par des comiques dans leurs spectacles.

L’article avait d’ailleurs soulevé un débat intéressant quant à la possibilité de plagier ou de “contrefaire” un tweet, ce qui ne peut être admis que si l’on arrive à démontrer qu’un message de 140 caractères est suffisamment original pour être protégé par le droit d’auteur. Ce terrain est d’ailleurs assez glissant, car poussé jusqu’à l’absurde, il permettrait de considérer un simple ReTweet comme une contrefaçon !

Mais les problèmes posés par le régime de “double propriété des contenus” avaient surtout été révélés en 2011 par la polémique soulevée par Twitpic, lorsque cette plateforme conclut un accord avec l’agence de presse WENN, afin de lui accorder un droit exclusif d’exploitation des photos publiées par ses usagers. Cet arrangement avait montré que la licence accordée par les utilisateurs d’un réseau pouvait bien à tout moment servir à ce dernier à revendre les contenus à des tiers. C’est finalement ce qui vient de se passer avec Twitter avec la revente de ses données à Datasift et Gnip.

Twitter pouvait-il revendre ses contenus à des tiers ?

Peut-on réellement contester à Twitter le droit de revendre ainsi ses contenus ?

L’auteur du blog AnglePI pense pouvoir démontrer que cet acte de vente n’est pas valable, en s’attaquant à la validité de la licence imposée par Twitter à ses utilisateurs. En effet, il considère qu’un certain nombre de tweets peuvent être reconnus comme des “Å“uvres de l’esprit” originales, susceptibles d’être protégées par le droit d’auteur. Si c’est le cas, un formalisme particulier est imposé par le droit français en matière de cession des droits, que ne respecterait pas les conditions d’utilisation de Twitter. Il existe notamment une règle dans le Code de Propriété Intellectuelle français qui veut que “la cession globale des Å“uvres futures est nulle“. Twitter ne pourrait donc imposer à ses utilisateurs de lui céder un droit sur leurs tweets, postérieurs à l’inscription.

Des critiques similaires avaient été faites, sur la base du droit français, au site de partage de photos Darqroom, par la juriste Joëlle Verbrugge sur son blog Droit et Photographie, que l’on peut transposer aux conditions de Twitter. En effet, le droit d’auteur français impose pour que les cessions de droits soient valides que “le domaine d’exploitation des droits cédés soit délimité quant à son étendue et à sa destination, quant au lieu et quant à la durée“. Or les clauses très larges que l’on retrouve dans la plupart des CGU des réseaux sociaux sont sans doute trop imprécises pour satisfaire à ces exigences.

Le problème, c’est que pour que ce raisonnement soit valide, encore faut-il que les tweets puissent bien être considérés comme des Å“uvres de l’esprit. Or comme j’ai déjà eu l’occasion de le montrer par ailleurs, il est probable que seule une petite partie des messages échangés sur Twitter satisfassent aux conditions posées par les juges pour reconnaître la présence d’une Å“uvre originale. Très proche de l’oralité et de la conversation usuelle, Twitter permet principalement d’échanger des considérations factuelles et des informations brutes, qui ne peuvent être protégées.

Certes le droit français (à la différence du droit américain) permet de protéger en eux-même des titres d’œuvres, ce qui prouve que des formes courtes peuvent être admises à la protection du droit d’auteur. Mais l’originalité est également conçue d’une manière assez exigeante par les juges français. Récemment par exemple, un tribunal a estimé qu’un cours magistral ne constituait pas une création suffisamment originale pour être protégée par le droit d’auteur. D’autres décisions ont confirmé que toutes les photos n’étaient pas des créations originales, à défaut de porter “l’empreinte de la personnalité de leur auteur“.

Dès lors, on ne pourrait apporter de réponse qu’au terme d’une analyse des tweets l’un après l’autre, ce qui serait épouvantablement complexe en cas de procès. La licence de Twitter serait sans doute valable pour certains tweets et pas pour d’autres. Ce “pointillisme” rendrait un procès engagé contre Twitter nécessairement hasardeux.

Ajoutons par ailleurs que dans le cas de l’affaire qui avait opposé l’AFP à un photographe utilisateur Twitpic, le tribunal américain en charge du dossier avait été amené à se prononcer sur la validité de la licence exigée par Twitpic et ne l’avait pas remise en cause. On vient cependant d’apprendre qu’un juge allemand a condamné la licence de Facebook, proche de celle de Twitter, comme incompatible avec les règles du droit d’auteur. Quelle serait la réponse d’un juge français confronté à une telle question ? Il est hasardeux de répondre, mais cela donnerait lieu à un procès passionnant !

Tout ceci amène à conclure que du point de vue de la propriété intellectuelle, on reste dans un certain flou quant à la validité de ces ventes de contenus opérés par les réseaux de contenus. Ces incertitudes reflètent la difficulté qui existe pour le droit d’auteur “classique” à saisir des contenus aussi volatils, fugitifs et circulants que les tweets.

Juridiquement, la vente de ses archives par Twitter pose d’ailleurs des questions beaucoup plus tangibles de protection des données personnelles. Car même si les contenus postés par les utilisateurs sont “publics” par défaut sur le réseau, il existe des conditions supplémentaires posées par la loi, en ce qui concerne le traitement des données à caractère personnel, dont le datamining effectué par les partenaires de Twitter constitue un exemple. Et de ce point de vue, Twitter soulève d’autres questions, notamment en ce qui concerne l’usage des applications mobiles.

L’arbre Twitter qui cache la forêt des médias sociaux…

Nous avons vu que c’était ce régime de “propriété parallèle” sur les contenus échangés sur les réseaux sociaux qui créait ces situations complexes et pathogènes. Mais la situation peut être plus compliquée encore et la propriété de nos contenus prend parfois une forme  ”kaléidoscopique”, surtout pour les plus connectés d’entre nous.

Il y a quelques temps, je m’étais amusé à poster sur Twitter le message “Quel est le statut juridique de cette phrase”, pour le suivre sur les différents réseaux qui étaient connectés à mon compte.

Parti de Twitter, le message rebondissait sur Facebook, puis passait sur LinkedIn, sur Friendfeed, Identi.ca, pour finir sur mon portail Netvibes (et peut-être ailleurs encore sans que je ne m’en aperçoive…). Le résultat de cette petite odyssée, c’est que cette phrase s’est retrouvée soumise à au moins six contrats distincts, tous subtilement différents, en fonction des licences concédées aux plateformes !

Au final, il en résulte un inextricable sac de nÅ“uds contractuels… à l’image de cette propriété diffractée qui est notre lot sur le web des médias sociaux. En connaissant mieux les licences et les conditions d’utilisation, l’usager serait sans doute mieux à même de faire son propre choix, car toute cette chaîne d’exploitation des contenus repose en définitive sur le consentement de l’utilisateur.


Illustration principale par Marion Boucharlat pour Owni /-)
Illustrations par Tsevis (CC-byncnd) via sa galerie Flickr

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