La guerre des tuyaux

Le 4 avril 2012

Derrière la lecture d'une vidéo YouTube sur votre écran, c'est la guerre. Fournisseurs d'accès à Internet et éditeurs de contenus bataillent en effet pour le contrôle des tuyaux. Bataille dans laquelle le régulateur français, l'Arcep, a récemment décidé de mettre son nez. Avec plus ou moins de succès.

L’Arcep veut fouiller les entrailles du net ! Le gendarme des télécoms cherche à comprendre les accords qui se nouent dans l’ombre, entre les différents acteurs de l’Internet, des plus connus (fournisseurs d’accès à Internet et sites) aux plus anonymes (tels que des intermédiaires techniques), afin que les octets circulent entre eux et jusqu’à l’internaute. Une décision [PDF] en ce sens a été publiée vendredi pour “la mise en place d’une collecte d’informations sur les conditions techniques et tarifaires de l’interconnexion et de l’acheminement de données” sur le réseau.

L’internaute, au bout de la chaine, a rarement conscience de ce business de coulisses. Pourtant, dès que ça bloque dans les tuyaux, l’effet peut vite se faire sentir sur sa navigation et déterminer ce à quoi l’utilisateur a ou non accès sur Internet. Ainsi pour les abonnés de Free, qui ont parfois du mal à lire une vidéo sur YouTube : une bisbille d’interconnexion ! Un cas concret à l’image d’un rapport de force bien plus large, qui oppose les opérateurs aux titans du web tels que Google ; les premiers exigeant des seconds qu’ils mettent davantage la main au porte-monnaie afin d’entretenir les infrastructures d’Internet. Car dans les tuyaux comme ailleurs, l’argent est le nerf de la guerre.

Résultat, la petite spéléologie appliquée au réseau que souhaite l’Arcep divise les forces en présence. Les seuls opérateurs nationaux à avoir répondu, Orange, SFR (dont la réponse n’a pas été rendu publique à sa demande) ou Free, y sont plutôt favorables quand d’autres, en majorité représentants des sites Internet, s’opposent à une telle initiative.

Petite spéléologie appliquée au réseau

Pour l’Arcep néanmoins, la question ne se pose pas : il faut étudier ces “prestations d’interconnexion et d’acheminement de données”, qu’elle juge au “fondement” même de l’Internet. En particulier parce qu’elles renvoient à des“usages et [des] contrats partiellement non écrits et souvent non publics” peu propices à une compréhension limpide du marché. Historiquement en effet, ces accords d’interconnexion se concluent de façon informelle, au coin d’une table, autour d’une bière, et font l’objet de clauses de confidentialité.

La neutralité cachée d’Internet

La neutralité cachée d’Internet

Alors que le gendarme des réseaux, l'Arcep, présente ses travaux en conférence de presse ce vendredi matin, OWNI ...

Par ailleurs, aussi étonnant que cela puisse paraître, en matière d’interconnexion la règle n’est pas à la rétribution. Mais plutôt au troc : les raccordements au réseau n’entraînent en général aucune contrepartie sonnante et trébuchante. On parle alors de “peering”. Et à en croire une étude du Packet Clearing House relevée par Google [PDF] dans sa réponse [ZIP] à l’Arcep sur le sujet, ce serait encore majoritairement le cas à plus de 99%. Un modèle d’autorégulation, spécifique à Internet, et à la base même de sa construction. L’idée étant que chaque acteur, de taille équivalente, a intérêt à se relier à un autre. Et qu’il ne sert à rien – sauf à engendrer des frais administratifs inutiles – de facturer cette liaison, puisque le trafic envoyé par l’un est équivalent au trafic envoyé par l’autre. En somme, du gagnant-gagnant, dans lequel les trafics se compensent. Mais où il est difficile pour une institution comme l’Arcep d’y voir clair.

Pour autant, hors de question de réguler ex ante ce marché si particulier : la Commission européenne a d’ailleurs déjà communiqué en ce sens. L’autorité des télécoms française déclare simplement désirer étendre sa connaissance des usages d’interconnexion via la mise en place d’un questionnaire, auxquels certains acteurs auront l’obligation de répondre “au plus tard deux mois après la fin de chaque semestre, à compter du premier semestre 2012.” Première échéance : 31 août prochain, prévient l’Arcep, qui exige des informations très précises : “nom et coordonnées du partenaire”, “informations sur le point / site d’interconnexion” ou bien encore “conditions financières” de la liaison.

Une curiosité qui fait frémir les parties concernées, quelque soit leur bord, opérateur ou éditeur. Dans une synthèse [PDF], l’autorité indique ainsi :

La quasi-totalité des contributeurs souligne le caractère hautement confidentiel des informations demandées et invite l’ARCEP à garantir pleinement, notamment sur le plan réglementaire, la confidentialité des  données collectées (secret des affaires) et à expliciter l’utilisation effective qu’elle entend en faire.

Internet, c’est pas français

D’autant qu’un autre problème de taille s’oppose à la divulgation de ces informations : si le régulateur peut demander de telles informations à des acteurs nationaux, il paraît beaucoup plus compliqué de le faire au niveau international. Problème : qui dit Internet, dit portée mondiale. L’Arcep en a d’ailleurs pleinement conscience puisqu’elle déclare vouloir étudier “les conditions de l’interconnexion et de l’acheminement de données susceptibles d’avoir un effet sur le territoire français, et ce quel que soit l’endroit où la personne concernée est établie.” On voit mal néanmoins comment elle peut parvenir à ses fins. Ce qui ne l’empêche pas d’essayer.

Ainsi, seuls les opérateurs de communication électronique qui ont “l’obligation de se déclarer à l’Arcep” sont tenus de répondre au questionnaire. En clair, des acteurs comme les FAI (Orange, Free, etc.) ou les hébergeurs tel OVH explique l’Autorité interrogée par OWNI. Quant aux autres, en particulier les sites étrangers, le régulateur se réserve le droit de les consulter afin de “vérifier ou compléter les informations recueillies” dans le questionnaire. Entre notamment en ligne de compte les acteurs ayant développé une “démarche active” à l’égard des internautes français : outre être établi dans l’Hexagone, détenir un site Internet en .fr, proposer des contenus en français ou bien encore proposer des services fournis en France. Ce qui fait pas mal de monde.

Dans le tas, certains ont déjà fait comprendre au régulateur français qu’il était hors de question de le voir mettre son nez dans leurs affaires. Ainsi l’opérateur Verizon, l’un des principaux opérateurs aux États-Unis, conclue sa réponse [ZIP] par un cinglant :

Verizon France apporte la démonstration que le projet de collecte trimestrielle d’informations sur les conditions techniques et tarifaires d’interconnexion et d’acheminement de données [...] est dépourvu de toute base légale lui permettant de l’imposer aux opérateurs. C’est pourquoi Verizon France sollicite de l’Autorité le retrait pur et simple de ce projet.

Même fin de non recevoir du côté des anglais du LINX, ou London Internet Exchange, échangeur londonien où s’interconnectent près de 400 acteurs de l’écosystème Internet. “Il y a tellement de pays dans le monde, si la responsabilité des opérateurs venait à être étendue aux autorités de toutes les pays concernés par leurs opérations, y compris ceux qui sont indirectement affectés, ils supporteraient une charge insupportable et le conflit juridique serait impossible à résoudre”, explique [ZIP] le responsable juridique de LINX, en qualifiant le projet de l’Arcep d’“obligation extra-territoriale” qui ne saurait s’appliquer aux opérateurs non établis en France. Y compris s’ils sont connectés à un réseau français.

Impasse juridique

Du côté des frenchies, on refuse aussi de jouer le jeu. France Telecom a indiqué [ZIP] qu’il ne donnerait pas d’informations concernant les acteurs étrangers avec qui il est en relation. Une alternative qui aurait pu s’avérer pratique pour contourner l’impasse juridique. Mais pour l’opérateur historique, “aucune obligation relevant de la réglementation sectorielle ne peut contraindre un opérateur national, à révéler l’identité ou des informations relevant strictement du secret des affaires portant sur un contractant, ne disposant d’aucune activité de fournisseur de services de communications électroniques sur le territoire national.” Sauf éventuellement dans le cas d’une enquête formelle menée par le régulateur français, qui peut être saisie de différends opposants certains acteurs du secteur. Mais pas dans le cadre d’une simple collecte d’informations.

Sans compter que le dispositif est lourd et contraignant. De nombreux acteurs, opérateurs comme éditeurs de contenu, s’en inquiètent, signalant qu’un relevé de données trimestriel engendrerait un coût non négligeable, en particulier pour les acteurs plus modestes d’Internet. Ce qui pousse les représentants des sites Internet tels que Google ou Facebook à plaider en faveur d’une démarche plus hiérarchisée au sein de l’Arcep. Le lobby Voice on the Net (VON) Europe, qui regroupe en son sein Google ou Skype, accuse [ZIP] ainsi le régulateur français de trop se disperser, laissant de côté des problèmes prioritaires, tels que “les pratiques discriminatoires mises en place par les opérateurs en France” sur les réseaux mobile et fixe :

VON s’étonne par ailleurs de voir que, alors que des projets précédents lancés dans le cadre de la neutralité des réseaux n’ont pas encore abouti de façon concrète, l’ARCEP se concentre maintenant sur l’interconnexion et les accords de peering entre les différents acteurs. Le fameux proverbe ‘Qui trop embrasse, mal étreint’ nous vient quelque peu à l’esprit.

La guerre du net

Un marché opaque, qui a le défaut de s’étendre au monde entier et sur lequel l’Arcep n’a que peu de prises. Pourquoi alors avoir publié cette décision, qui ne semble avoir qu’une portée très relative et bien maigre sur le vaste monde de l’Internet ?

Difficile d’en savoir plus en interrogeant directement l’Arcep. Il semblerait néanmoins que l’autorité veuille mettre son nez dans “un désaccord profond” qui “s’est installé et s’exprime de plus en plus concernant le financement de l’acheminement du trafic”. Désaccord qui s’assimile davantage à une guerre de position entre FAI et géants du web. Pour les opérateurs, les sites générateurs de contenu, tels que YouTube, encombrent leurs réseaux sans pour autant mettre la main à la poche. Pour les seconds, si les FAI disposent d’autant d’abonnés, c’est parce que les internautes veulent consulter les contenus que les sites mettent à leur disposition. Les forfaits doivent donc financer en contrepartie l’entretien des tuyaux du net, afin que les octets arrivent à bon port, sans encombres.

Le modèle d’interconnexion à la bonne franquette a donc du plomb dans l’aile. Les opérateurs, écrivait encore l’Arcep en 2010, souhaitant “une refonte des mécanismes d’interconnexion” afin de mettre en place un système plus formalisé, contrat et rémunération à l’appui, “sur le même modèle que la terminaison d’appel vocal.”

En France, cette guerre de tranchée a un emblème : l’affrontement de Free et YouTube, qui dure depuis des années. Les abonnés à Free savent qu’il est parfois difficile de consulter les vidéos du site de Google, en particulier à l’heure où la demande est la plus grande, le soir venu. Difficile en revanche de savoir qui en est responsable. Du côté de chez Free, on plaide que YouTube sature le réseau, et qu’il doit faire le nécessaire pour acheminer correctement ses vidéos jusqu’aux internautes. Le nécessaire étant un investissement dans les infrastructures du réseau. Et si Google garde le silence en la matière, des associations le représentant, telle que l’Asic, a déjà eu l’occasion d’expliquer sa position sur le sujet : les sites aussi contribuent au financement des tuyaux, pas la peine d’en rajouter. Résultat : chacun se renvoie la patate chaude. Et en attendant, les internautes se voient bénéficier d’un accès restreint à une partie d’Internet.

Bien plus qu’une seule question de techniciens ou d’argentiers, la guerre de l’interconnexion met donc la nature même d’Internet en jeu. Au même titre que les groupes de travail sur la qualité de service de l’accès à Internet, ou sur la transparence des pratiques des opérateurs sur Internet : toutes ces réflexions entrent dans le grand chantier neutralité des réseaux dans laquelle l’autorité s’est lancée fin 2010. Un rapport était attendu au Parlement et au Gouvernement “début 2012″ [PDF]. Il se fait toujours attendre.


Illustrations via FlickR: Quelqueparsurterre [cc-by-nc] et AndiH [cc-by-nc-nd]

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